Orchestre Elektra

Princesses Antiques

par Félix BENATI, Chef

En rencontrant l’orchestre Elektra, j’ai immédiatement souhaité faire honneur à son héroïne éponyme, princesse de la mythologie grecque vengeant la mort de son père Agamemnon, en lui alliant un cortège de comparses. Reines, princesses, grandes prêtresses ou filles de haute lignée, ces femmes des âges gréco-romains et « barbares » ont irradié l’imaginaire des compositrices et compositeurs au tournant du XXe siècle. A cela, on peut trouver plusieurs raisons : intérêt pour les grandes conquêtes qui ont façonné l’Europe moderne ; fascination que des temps anciens et décadents exercent sur une société « fin de siècle » qui s’y identifie ; célébration traditionnelle des origines de la civilisation judéo-chrétienne… surtout enfin un goût prononcé pour l’ailleurs, l’épique et l’exotique.

La première des figures féminines présentées dans le programme est caractéristique de ce fantasme épique. Gwendoline (1886) d’Emmanuel Chabrier nous transporte, selon les termes de son librettiste Catulle Mendès « au temps des barbares […] sur les côtes de la Grande-Bretagne ». Il s’agit de la fin du VIIIe siècle et de la dernière grande conquête dans l’Europe occidentale, des Normands (ici désignés comme Danois) sur les Saxons. Gwendoline est fille d’Armel, chef des Saxons, et s’éprend de l’envahisseur, Harald chef des Danois. Cet argument est prétexte à un médiévisme imaginaire et au thème de la mer cher à Chabrier, « le pays bleu où j’aime à baigner ma rêverie et mes rythmes ». Tous ces thèmes se retrouvent dans l’Ouverture, où l’on peut entendre l’arrivée menaçante des drakkars sur les flots, la plainte de Gwendoline, la revanche grondante des Saxons, sans oublier le thème du Walhalla, paradis des guerriers rêvé par Harald.

Deux destins de femmes sont mis en miroir dans ce programme. Salomé princesse de Judée et Thaïs prêtresse de Vénus sont deux personnages influents de la fin de l’ère gréco-romaine qui croisent le chemin d’un moine pour la première (Athanaël), d’un prophète pour la seconde (Jochanaan), représentants de la chrétienté naissante. Aux yeux des deux hommes, ces « païennes » incarnent le pêché, mais se joue vite entre les deux un complexe rapport d’attirance mêlée de répulsion. Chez Thaïs (1894) de Jules Massenet, ce rapport conduit doublement à l’éveil mystique de Thaïs et à la chute dans la perversion d’Athanaël, et on peut percevoir la transformation de l’héroïne dans la succession de l’air « Dis-moi que je suis belle » – aussi appelé Air du miroir – et de la célèbre Méditation pour violon solo et orchestre. Mais dans Salomé (1905) de Richard Strauss (dont le livret est une traduction littérale de la tragédie d’Oscar Wilde), la princesse fille d’Hérodiade ne se transforme pas. Rejetée par Jochanaan, elle demande à son beau-père Hérode la tête du prophète pour se venger de l’affront, et l’obtient grâce à la Danse des Sept Voiles qu’elle exécute pour séduire le roi libidineux. La Scène Finale donne à entendre le monologue d’une Salomé exultant de triomphe devant l’objet ensanglanté de son désir, qu’elle embrasse, avant d’être mise à mort par le roi, « écrasée sous les boucliers des soldats ». Deux trajectoires opposées, l’une tournée vers le divin et l’autre s’en détournant résolument. Par ailleurs, si la conversion de Thaïs est soulignée avec grâce par les harmonies contemplatives de Massenet, l’insoumission de Salomé est glorifiée par l’orchestre rutilant de Strauss, compositeur rétif au sacré et à la religion, qui confessait son mépris pour le personnage « imbécile » et « indesdcriptiblement comique » de Jochanaan. Les deux femmes connaissent néanmoins le même sort : une mort tragique.

Comme intermèdes à ces trajectoires, deux scènes de rêve ont été ajoutées. Le Songe de Cléopâtre (1909), nocturne de Mel Bonis, ponctue ainsi la métamorphose de Thaïs de lentes arabesques ensommeillées et finement orchestrées. Si peu d’informations sur le contexte de ce « songe » nous sont parvenues, les légendes abondent sur la reine d’Egypte, sa puissance, son charme et son intelligence. Cléopâtre n’est d’ailleurs pas la seule « Femme de Légende » mise en musique par la compositrice française, et côtoie à son catalogue Viviane, Ophélie, Salomé et Desdémone entre autres. Le second intermède convoque une autre reine, non moins puissante : celle des Amazones, Penthésilée. Dans le deuxième mouvement de son poème symphonique Penthésilée (1886) inspiré du drame de Kleist, Hugo Wolf dépeint l’illusion qu’a l’Amazone de la Fête des roses. Au cours de cette fête, elle doit s’unir à Achille, qu’elle pense avoir vaincu au combat. Les vapeurs du rêve – illustrées par une texture de trémolos dans les cordes et d’arpèges à la harpe – sont une accalmie de courte durée, et Penthésilée, apprenant la réalité, sera prise d’une furie qui la conduira au meurtre sanglant d’Achille puis à sa propre mort. Parenthèse idyllique enserrée de violence et de tragique, cet épisode trouve ici sa place entre la frénétique Danse des Sept Voiles et la terrible Scène Finale de Salomé.

Enfin, au centre, départageant nos deux arcs musicaux, se tient la fille de Jephté. Personnage biblique sacrifiée à Dieu par son père, elle entonne « seule au fond du désert » une complainte d’adieu à la nature ; la jeune femme accepte son sort, et pleure sa virginité. Cette complainte a été mise en musique à multiples reprises, notamment dans l’oratorio Jephta de Händel (« Happy they ! This vital breath with content I shall resign »), mais c’est avec l’aria méconnu pour soprano et orchestre de la compositrice américaine Amy Beach Jephtah’s Daughter (1903) sur un poème de Charles-Louis Mollevaut que j’ai choisi de l’intégrer au programme. Son allure lente à trois temps et sa mélodie sinueuse aux intervalles orientalisants sonnent comme un présage de la Danse de Salomé, mais sont teintées à la fin d’une douce lumière de résignation.

« Elle a sombré d’avoir fleuri avec trop de force », ainsi est évoquée chez Kleist la mort de Penthésilée. A bien des égards la phrase s’adresse à toutes ces princesses antiques, femmes fortes dont la floraison a survécu jusqu’à nos jours malgré le sort cruel que leur auront réservé les hommes. C’est bien cette force que nous restituent aujourd’hui les huit pièces symphoniques et vocales du programme qu’elles ont inspirées, sur fond de combats, passions, folie et destruction*.

* Titre du 3ème mouvement du poème symphonique Penthésilée de Wolf